«La route pour l’intégration massive des personnes handicapées dans toutes les sphères de la vie sociale est et demeure encore longue ». L’image que renvoient les propos de Mause Darline François, représentante de Project CBM Haïti sur la problématique du handicap fait penser aux personnes à mobilité réduite qui luttent pour leur survie dans la société haïtienne.
Question de survie ! L’histoire de Marie-Joe Pierre, une native de Port-au-Prince qui a posé ses valises aux Cayes depuis 2003 pour y vivre, illustre les paroles de Mause Darline.
Dans les années 70, à l’époque où le marché local du sucre était autosuffisant, la présidente de l’Association des femmes handicapées du Sud (AFHS), Marie-Joe Pierre, a perdu ses deux jambes dans un accident de train.
Au temps où la locomotive de Haitian american sugar company (Hasco) reliait Port-au-Prince et les grandes plantations de canne à sucre, beaucoup de riverains ont perdu un membre de leur corps ou leur vie. Les anciens se souvenaient même du refrain de ce train qu’ils interprétaient ainsi « Banm janm pran kann ». C’était en 1979. Elle avait sept, ans ; sa mère l’avait envoyée faire des courses tout près de la route des rails du côté de Bizoton. Elle a chuté sur le chemin de fer et s’est retrouvée sous la locomotive transportant de la canne à sucre à l’usine de la Hasco. Elle a broyé ses deux jambes.
Cul-de-jatte à 7 ans ! Une tragédie pour la famille. Elle explique : « Je suis restée clouée au lit pendant des mois. Cet accident a fait basculer ma vie », dit Marie-Joe, assise sur un fauteuil roulant. Les blessures cicatrisées, sa souffrance allait commencer. « Je passais d’un hôpital à un autre. Mes parents étant de modestes conditions ne pouvaient pas se payer le luxe de me procurer même d’un fauteuil roulant. J’étais un vrai boulet à leurs pieds. Je me souviens que des amis de la famille les conseillaient même de m’abandonner dans un hôpital », se souvient-elle, la mine triste.
Des personnes sur qui elle pouvait compter comme sa chère marraine qui l’affectionnait, la gâtait avec de la menue monnaie et des jouets, avait même suggéré à sa maman de l’abandonner comme une vieille chose au coin d’une rue. Ses paroles ne tombaient pas dans l’oreille d’une sourde. A sept ans, le cœur blessé ne se cicatrise jamais. A l’âge adulte, du haut de son poste de responsable de l’AFHS, elle se souvient encore.
« Ma mère était une bonne chrétienne. Elle avait dit à ma marraine qu’il en soit ainsi. Si Marie-Joe est une croix, elle est ma croix. Je la porterai », dit-elle.
L’image symbolique de la croix fait appel à la société haïtienne qui ne considère pas les personnes de cette catégorie comme des citoyens à part entière. Elle s’est toujours sentie exclue de la société. Ses pairs sont souvent traités comme des bons à rien, juste quelqu’un à qui on peut faire l’aumône. Le seul endroit où elle s’est rendue compte dans son adolescence qu’elle était quelqu’un qui comptait aux yeux des autres était l’école Saint-Vincent à Port-au-Prince. Dans cette institution dédiée aux personnes handicapées, elle a fait ses études jusqu’à la 9e année fondamentale ; par la suite, elle continuera son parcours académique ailleurs, jusqu’à la rhéto.
Adulte, elle a galéré dans son fauteuil roulant, dépendant des autres. Mais le jour qui transformera sa vie a une image, celle d’une institution : le Réseau associatif national pour l’intégration des personnes handicapées (RANIPH). Avec le RANIPH, Marie-Jo est devenue quelqu’un qui compte et avec qui l’on compte. Elle est devenue en 2015, présidente de l’Association des femmes handicapées du Sud (AFHS). Elle est aujourd’hui à la tête d’un regroupement de 107 femmes.
La lutte continue pour Marie-Joe, elle souhaite que l’État haïtien prenne en compte cette catégorie de la population qui a des droits et des devoirs et envers qui l’État a des obligations. Elle cite notamment le droit au travail, au logement, à l’éducation et aussi à un environnement accessible pour les personnes de sa condition. Elle prend en exemple, les bâtiments publics qui sont un modèle de refus d’accès aux personnes handicapées. « Les marches des escaliers ne sont pas conçues pour les personnes à mobilité réduite », souligne-t-elle.
D’après le Rapport mondial sur le handicap produit conjointement par l’OMS et la Banque mondiale en 2015, plus d’un milliard de personnes aujourd’hui dans le monde souffriraient d’un handicap. En Haïti, vu qu’aucun recensement n’a été réalisé, les données statistiques ne sont pas fiables d’après la conseillère technique du BSEIPH, Guerline Dardignac.
Dans le département du Sud un effort a été fait, pour avoir une idée de la situation. Selon le coordonnateur départemental Pierre Renel Moïse du Bureau du secrétaire d’État à l’intégration des personnes handicapées sud (BSEIPH) :« Le BSEIPH compte aujourd’hui dans son répertoire 3500 personnes en situation du handicap. » Ce bureau, a-t-il fait savoir, offre plusieurs services aux personnes handicapées : accompagnement en cas d’abus, subvention financière, séances de formation entre autres.
« Être en situation de handicap est un éternel combat. Vivre avec, demande une grande acceptation et une estime de soi », croit Marie-Joe Pierre, cette femme qui milite et espère de meilleurs lendemains pour les personnes handicapées d’Haïti.